Il s’agit de ce qu’on appelle communément le soulèvement de Addi Ou Bihi, survenu brusquement au début de l’année 1957. En ce temps-là, j’étais au cours moyen 2ème année.
Cet épisode si considérable de l’Histoire récente du Tafilalet mérite d’être raconté. Si je me suis laissé captiver par cette péripétie, c’est parce que d’abord j’avais suivi la marche de ces événements qui n’en restent pas moins attachés au nom d’un illustre personnage qui a marqué de son empreinte le Tafilalet: Addi ou Bihi. Et c’est aussi parce que je garde encore de lointains souvenirs sur la vallée du Ziz, son fief incontesté, et le berceau de mon enfance.
Début janvier 1957, les gens furent stupéfaits d’apprendre le soulèvement d’Addi ou Bihi, le gouverneur du Tafilalet. Considéré comme une grande épopée par certains, une périlleuse aventure par d’autres, cet évènement surprit tout le monde, tant au niveau régional que national. Ce fut l’événement de l’année, qui bouleversa le pays.
Que s’était-il passé ? A défaut de source sûre, l’on ne saurait appréhender une affaire aussi grave. Pour ma part, je ne pourrai narrer par le menu les épisodes successifs; je serai donc amené à relater grossièrement ce que je sais sur cette période, à raconter les événements vécus.
Pour situer dans leur contexte ces événements, je laisserai de côté, momentanément, les réserves de ma mémoire d’élève et prie le lecteur de permettre au grand enfant que je suis devenu d’embrasser une portion du passé, pour évoquer les circonstances ayant dominé la vie politique en ce temps, sans me perdre en conjectures incertaines. Au vu des rares documents y afférant, je m’en suis tenu aux faits les mieux établis, délaissant ceux « qui ne s’expliquent que par tout ce qui manque ».
Au lendemain de l’indépendance, partout régnait une ambiance joyeuse, marquée par une douce familiarité entre les citoyens, fraichement émancipés du joug de l’étranger. Le premier gouvernement du pays venait d’être constitué le 7 décembre 1955, avec comme président du Conseil, M’Barek Bekkaï. Il était, en majeure partie, composé de membres influents du Parti de l’Istiqlal (PI), la formation d’Allal El Fassi qui obtint dix portefeuilles, de six ministres appartenant au Parti Démocratique pour l’Indépendance (le PDI ou Hizb Achoura) de H. Ouazzani, de trois personnalités neutres, et d’un indépendant.
Son action ne tarda pas être de plus en plus paralysée par les manœuvres politiciennes du PI, omniprésent dans l’administration publique, à travers laquelle il cherchait à renforcer son influence.
Le temps délicieux des frémissantes fêtes populaires et l’allégresse des populations joyeuses finissant, le climat politique général du pays commença à devenir morose, par suite de la fragilité des rapports entre le Pouvoir et le Parti de l’Istiqlal. Ce parti très dominant, partout présent à l’époque, cherchait à étendre son hégémonie sur les rouages importants de l’Etat. Il lui fallait pour cela se débarrasser de ses adversaires au pouvoir.
En fait, le Parti de l’Istiqlal soutenait que la légitimité de ses aspirations à gouverner le pays reposait sur l’ascendant qu’il exerçait sur certaines troupes de l’Armée de Libération Nationale, dont une partie seulement avait intégré les rangs de l’Armée Royale, venant à peine d’être créée en mai 1956. Cependant nul ne conteste que les masses populaires lui fussent acquises d’une manière considérable.
Quoique le Pouvoir vît d’un mauvais œil les aspirations d’un parti aux prétentions si exagérées, il effectua en Octobre 1956 un remaniement ministériel donnant la prédominance au PI, onze mois à peine après la constitution du Gouvernement Bekkaï I. La formation du gouvernement Bekkaï II eut pour conséquence immédiate l’éviction des ministres du PDI, et celle de Lahcen El Youssi, ministre de l’intérieur. L’homme d’Etat amazighe fut remplacé par Driss M’Hammedi, l’un des signataires du manifeste de l’indépendance, dont les accointances avec le Parti de l’Istiqlal étaient bien connues.
Ce fut dans cette atmosphère qui devint subitement tendue, que fut éclatée la révolte de Addi ou Bihi contre l’autorité suprême.
Chef incontesté de la province du Tafilalet, il n’hésita pas à prendre les armes. Il avait peut-être compté sur Lahcen El Youssi qui le tenait en grande estime, mais surtout sur le dévouement d’une élite de baroudeurs valeureux qui lui étaient acquis, et disséminés dans les contrées amazighes de la province du Tafilalet. Habitués qu’ils étaient à se soumettre à l’autorité du Makhzen, les habitants de la région se résignèrent sans la moindre opposition aux nouvelles circonstances.
L'heure des mécomptes avait-elle déjà sonné depuis l'avènement soudain de l’Istiqlal au pouvoir ? Le Roi venait de procéder à un changement dans les instances du pouvoir exécutif, en vue d’assurer au gouvernement une certaine cohérence dans son action. Cela devait calmer l’appétit de la plus grosse formation politique d’alors, le Parti de Allal El Fassi.
Quant au remaniement ministériel, Addi ou Bihi feignit de ne pas y croire. Il aurait aimé que ce qui venait de se passer ne fût qu’une trompeuse fantasmagorie, reposant sur l’imposture. Ce brusque changement lui parut une perfidie dirigée contre Imazighen : dans ce nouveau gouvernement, il n’y avait qu’un seul Amazigh, le vieillissant Lahcen El Youssi.
Sa conscience réprouva la déchéance politique du seul ministre Amazighe dans la nouvelle équipe; d’autant plus qu’il s’agissait d’un personnage ayant joué un rôle marquant dans l’avènement du Maroc nationaliste, après avoir donné aux Marocains le signal de la résistance. Harcelé par la Résidence pour prendre parti pour la France, El Youssi n’avait pas hésité en 1953 à s’opposer ouvertement aux plus zélés partisans du régime du Protectorat français, en refusant de signer le protocole présenté par El Glaoui pour la déposition du sultan Ben Youssef.
S’étant aperçu que le nivellement politique venant d’être effectué avait pour effet d’orchestrer la prépondérance politique du Parti de l’Istiqlal, Addi ou Bihi considéra que l’éviction de l’homme d’Etat ayant conquis un rang distingué parmi les nationalistes, allait mettre fin aux appétences de tous ceux qui aspiraient à l’épanouissement glorieux de l’ethnisme amazighe; et par conséquent allait déshonorer la communauté d’Imazighen.
Froissé dans son amour propre, L’Aâmel Addi qui n’avait pas encore digéré la chose, et qui craignit de voir son autorité ébranlée, ne tint pas à être victime infortunée de l’équipe dirigeante nouvellement constituée. Etait-il monté contre l’hégémonie de l’Istiqlal de sa propre initiative, ou son soulèvement était fondé sur des motivations tout autres? Les historiens ne manqueront pas d’apporter la réponse.
Qui était Addi ou Bihi, cet homme inculte, hors de l’ordinaire ? Natif de Kerrandou, à une dizaine de kilomètres de Rich, cet homme champêtre était d’une admirable bravoure. Chef incontesté des Aït Izdeg sur lesquels il avait un ascendant depuis le début des années quarante, il s’était distingué dans de vaillantes luttes. A la tête de quelques poignées de baroudeurs fidèles, il mena des combats pour stopper l’invasion des troupes françaises : à Aït Yacoub dans le Haut Ziz, à Tounfite au pied de Aâri ou Aâyach, et à Tadighoust en Novembre 1931 pour empêcher la mainmise de l’ennemi sur l’oasis de Ghriss.
De petite taille, d’un caractère hardi, la quarantaine passée, cet homme de poigne à la posture droite, marchait d’un pas leste. D’un grand débit verbal, menaçant au besoin, visage blanc, barbiche courte au poil sombre, les yeux encore plus noirs, il avait le regard perçant du guerrier à même de distinguer si une silhouette au loin était puissamment équipée ou faiblement outillée. Bienveillant comme toujours, il secourait généreusement les voyageurs infortunés, de passage dans son fief.
Enturbanné habituellement d’un blanc éclatant, Addi ou Bihi, ce fier personnage à l’air décidé, s’habillait comme tout grand chef de tribu de l’Atlas de manière simple mais soignée, au mépris de la somptuosité des vêtements de l’oligarchie bourgeoise et de ses affinements. Il portait généralement une tunique de gabardine blanche dissimulée sous sa djellaba de fine laine, déroulant en bandes parallèles de petits rectangles en noir alternant avec du blanc.
Pour garder son prestige et rehausser la vitalité dont il débordait, il s’affublait toujours d’un poignard d’apparat, l’arme noble et honorifique qu’il portait dans un fourreau d’argent qui reluisait au soleil et où, à sa surface se jouaient les rayons lumineux; et il arborait une musette en cuir rouge, à franges ouvragées, par-dessus sa djellaba. Les Aït Izdeg ou habitants du Ziz, s’habillaient pareillement les jours de l’ Agdoud , la foire régionale ; mais c’était plutôt d’une élégance rustique. Vêtu d’un riche harnais, Tarrast, son burnous souple de cachemire noir, l’illustre caïd se plaisait à l’idée de passer en revue le détachement des forces auxiliaires présentant les armes. Les cérémonies protocolaires, il en provoquait profusément.
En se révoltant, n’avait-il pas outrepassé les bornes en entraînant dans son mouvement insurrectionnel plusieurs milliers de citoyens dont l’écrasante majorité ignorait le dessous des cartes? Ce soulèvement considéré comme une énigme, le restera encore longtemps tant que sa clé ne sera pas trouvée. Pour certains, ce personnage nullement équivoque tenait à prouver son loyalisme envers le Sultan; aussi avait-il entrepris de briser le Parti de l’Istiqlal dont l’hégémonie sur l’appareil de l’Etat devenait insupportable. Pour d’autres, il était tout simplement assoiffé d’honneurs et de pouvoir.
Déjà sous le protectorat, cet audacieux chef d’Aït Izdeg réussit à se faire imposer aux français. Préoccupés du danger qui pouvait les menacer si ce cacique de guerre continuerait de se rebeller, ces derniers choisirent de préserver ses intérêts et le ménagèrent. Ils lui permirent de se perpétuer dans son pouvoir, en tant que de caïd sur son fief Kerrando, puis sur toute la vallée de Ziz. Doué d’une forte imagination, et anticipant sur l’avenir, il ne céda pas à l’obsession du Résident Général qui avait intimé à tous les caïds l’ordre de ne point obéir au sultan Ben Youssef, et de demander sa déposition.
Parce que le chef du Bureau des Affaires Indigènes, un colonel français, lui avait manqué d’égards, cet homme au parler franc qui ne s’était guère retenu de se révolter, offensa publiquement cet officier en le traitant d’imbécile. Il avait besoin d’être sanctionné, estimèrent les Français qui le placèrent en résidence surveillée à Berrechid. De retour de son exil à Madagascar, le Sultan le nomma à la tête de la province du Tafilalet.
Investi de lourdes responsabilités, il considéra que pour remplir avec vigueur sa charge, il devait sans tarder garder la population sous son obéissance et être à même de contenir les éléments qu’il jugeait subversifs. Cette ligne de conduite, on le sait, a toujours été la sienne depuis qu’il avait commencé à exercer le pouvoir. Pour qu’il soit craint, il s’était arrogé les attributs d’un vrai chef qui, ne manquant pas d’audace ni de fermeté, doit faire face aux problèmes soulevés çà et là par les populations, et calmer l’effervescence des passions quand elles surgissent.
Loin de se complaire dans l’opulence matérielle, Addi ou Bihi qui avait le sens de la fierté amazighe n’hésitait pas à user de son ascendant pour renforcer davantage son autorité. Comme il s’était toujours conduit en chef rompu à la passion du métier de baroudeur, il était de ceux qui aimaient courir le risque, quitte à s’exposer au danger.
Irrité par l’omniprésence aux postes clé, des éléments ayant la plus grande affinité avec le Parti de l’Istiqlal, au détriment des cadres d’autres obédiences politiques, Addi ou Bihi entreprit de réagir.
Son épreuve de force, L’Aâmel Addi très en colère la démontra brusquement en décidant de remettre en cause l’affectation d’une pléiade de caïds envoyés par Rabat pour servir dans sa province. C’était en Novembre 1956. Ces nouveaux venus suscitèrent son ire. Les recevant, il les considéra un moment avec étonnement, puis les renvoya sur le champ. Il avait estimé qu’il ne pouvait compter sur des agents ne parlant pas Tamazight. Dans la foulée, et pour ne pas démériter de ses partisans, le gouverneur révolté si furieusement contre l’Intérieur, effectua à son tour quelques nominations aux postes clés de la province, après avoir révoqué ou emprisonné les pistonnés du parti de l’Istiqlal. Et sans scrupule, il installa de nouveaux caïds, choisis exclusivement parmi les cadres Imazighen.
L’entrée en scène du seigneur du Tafilalet dans l’arène politique se fit de façon on ne peut plus éclatante. Son esprit de rébellion et d’indépendance sera concrétisé en confinant la province du Tafilalet dans un isolement total.
La situation devint subitement tendue. Plusieurs centaines de ses alliés furent mobilisés parmi les berbérophones qui lui étaient fidèles. Il leur distribua armes et munitions, puis les répartit sur les principaux axes routiers et centres importants de sa province : Itzer, Midelt, Béni Tadjit, Tinjdad, Erfoud, Rissani et Boudenib.
A l’apogée de la crise, deux ou trois compagnies d’infanterie française, les « Chasseurs Alpins », venues d’Algérie encore sous domination française, vinrent occuper les plateaux rocheux dominant le village de Goulmima, en violation de la souveraineté de notre pays. Comme le Maroc venait à peine d’obtenir son indépendance, et les forces armées royales à peine crées en mars 1956, les envahisseurs ne rencontrèrent aucune résistance dans leur traversée des confins frontaliers.
Cette légion (la lijou comme on l’appelait) était équipée d’un arsenal d’armes sophistiquées. Si elle avait été amenée à ouvrir le feu, le village se trouvant en bas de la montagne aurait disparu en un laps de temps. Fort heureusement ces derniers renoncèrent à leur aventure, après avoir compris que leur action est vouée à l’échec. Une petite semaine après avoir investi Asdrem, ils disparurent, ne laissant derrière eux que quelques bribes de nourriture et quantité de boites de conserves vides d’une variété incroyable; et un tas de choses et des fragments d’objets que l’on ne connaissait pas.
D’une contrée à l’autre, la stupeur augmentait d’intensité. La frayeur, couplée de la curiosité des enfants, s’empara des grandes personnes à la vue de ces soldats peu ordinaires qui passaient dans les rues des ksours et villages, fiers d’épauler un fusil, quand ils n’étaient pas armés de gourdins. Les enfants ne laissèrent pas échapper une pareille aubaine. Ils se réjouirent en voyant ces miliciens sans casque et sans godasses faire la démonstration de leurs aptitudes guerrières dans la place publique.
Chaque jour, les bruits de coulisse traversaient le village à propos des gens que les milices de L’Aâmel Addi se proposaient d’exproprier, ceux qui, par le passé proche, détenaient la carte du Parti de l’Istiqlal. Le lendemain, les rumeurs circulaient sur le compte d’autres personnes, indiquant qu’un tel avait eu la chance d’être rayé de la liste, et qu’un tel autre avait pris sa place. Ne cherchant guère à apaiser ces rumeurs, le chef des milices devenant menaçant, fulminait contre ses adversaires et exhibait par intervalles un parchemin froissé indiquant la liste des personnes allant faire l’objet d’une extorsion.
La situation créée par Addi Ou Bihi, un embargo qu’il se fit imposer à lui-même et à toute la population du Tafilalet en isolant sa province, durera jusqu’à la fin du mois de janvier 1957. Dans un territoire bouclé de tous côtés par l’armée royale, les denrées alimentaires pour les besoins de ses troupes commencèrent à manquer, ou firent carrément défaut. Le froid rigoureux et l’insuffisance des vivres alimentaires étaient ressentis de plus en plus par la population. Et pour soulager la détresse, il dut mettre à contribution les mercantis de la province et les sociétés minières exploitant les gisements de plomb.
Le malaise avait atteint son apogée. Pour dénouer la crise, le Palais mandata son conseiller pour calmer la sédition, quitte à la réprimer sévèrement. Plusieurs fois de suite, ce grand dignitaire lançait par la radio un appel à la conscience de L’Aâmel rebelle. Ce dernier comprit qu’il n’avait pas intérêt à se dérober à l’influence marquée du représentant du Roi, qui l’avait réconforté par de rassurantes paroles.
Encerclées de tous côtés par plusieurs compagnies, sous le commandement du colonel Belarbi au nord, et du colonel Medbouh au sud, les milices cantonnées dans la montagne, principalement à Kerrandou, n’opposèrent aucune résistance face à des soldats armés de mitrailleuses. Leur chef lui-même réalisa qu’il ne pouvait pas s’en tirer. Les armes encore étincelantes dont disposaient ses partisans, furent vite récupérées et entreposées aussitôt dans les casernes de l’armée, les plus proches. Quant à Addi ou Bihi, il consentit à se rendre à Rabat, où il ne sera pas question de négocier avec le pouvoir. Il comparaîtra en justice, et tous ceux qui étaient à ses ordres déposèrent leurs fusils sans la moindre résistance.
Personnage auguste ? Il l’était en effet. Enigmatique, ou doué d’une forme d’ambivalence ? Peut-être. Pour certains, cet homme aura représenté une belle allégorie ayant pour objet la fierté amazighe, parce que non seulement il avait bravé l’autorité des colonialistes, mais aussi parce qu’il s’était révolté contre la bourgeoisie opulente qui ne pensait qu’à amasser beaucoup d’argent. Cependant il n’aura été qu’une piètre figure, guère rayonnante pour d’autres, qui lui reprochaient une autorité tyrannique, allant parfois jusqu’à l’impiété d’accuser d’innocentes personnes.
Entouré de mystère, il était entré dans l’histoire de notre pays. Déféré au tribunal, il fut inébranlable, n’ayant rien à se reprocher. Emprisonné, puis tombé malade, il dut quitter très tôt les siens, laissant derrière lui une certaine amertume. Quoi qu’on en dise, il n’avait pas cessé et il ne cessera pas de faire parler de lui.
Par My Larbi RAJI