(souvenirs remontant � 1957)
Le matin, ils �taient tous confin�s dans leurs salles d��tudes, occup�s � faire leurs devoirs : les internes ne pourront sortir en ville qu�apr�s avoir pris le repas de midi; ils pourront alors utiliser � loisir leurs moments libres.
Il y avait ceux qui s�empressaient de quitter le coll�ge pour aller au � Cin�ma l�oasis �. C��taient pour la plupart des �l�ves v�tus en princes, dont l�argent de poche �tait constitu� d�une grosse pi�ce en cuivre jaune, valant 50 centimes. C��tait le prix � payer pour une place assise. Et il y avait ceux qui ne poss�daient pas plus de vingt centimes ! Avec cette maigre somme, ceux-l� pouvaient tout juste se planter dans l�une des all�es lat�rales de la salle, au pied de l��cran, du d�but jusqu�� la fin de la projection.
Pour voir un film, on se livrait aux acrobaties les plus cocasses. Certains m�me ne s�emp�chaient pas, par gloriole, de dire � leurs camarades qu�ils avaient �t� au cin�ma. Et qu�ils avaient bien vu le film dont ils avaient �t� s�duits magiquement par une affiche aux couleurs �clatantes ; une affiche qui mettait en vedette le nom de � La�firit �, jouant au gangster ou mont� � cheval, coiff� de son chapeau cowboy, et lanc� � la poursuite d�un chef de tribu indienne � la chevelure enrubann�e de rouge.
� La�firit �, ce n��tait autre que le surnom donn� � l�acteur principal par les habitu�s du � 16 mm � � Ksar-�s-Souk. La�firit constituait � lui seul l��l�ment d�cisif pour aller ou non au divertissement du dimanche apr�s-midi ; et lorsque les acteurs prestigieux n��taient pas affich�s � l�entr�e du cin�ma, le spectacle �tait reconduit d�une semaine ou deux, jusqu�� l�apparition d�un autre placard annon�ant la mise � prix d�un � Wanted � par un chasseur de t�tes, qui leur �tait familier.
La s�ance commen�ait g�n�ralement par les actualit�s. On passait un court m�trage rappelant les principaux �v�nements de la semaine, de la quinzaine ou du mois �coul�s ; peu importe ! Rares �taient ceux qui comprenaient bien les commentaires accompagnant le d�roulement des images projet�es, correspondant souvent � des �v�nements que la majorit� des �l�ves accueillait sans enthousiasme, parce qu�ils ne frappaient pas leur imagination; une imagination d�adolescent.
Il �tait rare que ces images se rapportassent � notre pays, car elles avaient pris naissance au-del� de nos fronti�res. A l�issue de cette s�ance de courte dur�e, le projectionniste d�cr�tait l�entracte. Cette interruption provoquait souvent de l�agitation dans la salle, la plupart des spectateurs pr�f�raient que la projection continu�t en passant directement au film, ou � la limite, revoir les bandes annonces des affiches allant �tre placard�es bient�t, � l�entr�e de la salle de spectacle.
D�s que les lumi�res �taient �teintes, des rires �touff�s et des murmures confus se produisaient dans la p�nombre de la salle. Des cris parfois v�h�ments venaient de partout ; les bras s�agitaient en l�air tant que le faisceau de lumi�re projetant les images � travers les t�n�bres, ne sortait pas de la lucarne de la cabine surplombant l�unique rang�e de fauteuils. Ces places confortables tant convoit�es, n��taient pas � notre port�e, parce que nos fonds de poche �taient maigres. Mais rien n�emp�chait de r�ver, et de projeter que viendrait le jour o� l�on pourrait pareillement s�y affaisser.
Pendant que la pellicule se d�vidait dans l�obscurit� totale, des attroupements de jeunes gar�ons se formaient au-dehors ; ils r�laient, ameut�s devant l�� issue de secours � dans des bousculades tumultueuses pour essayer de regarder � travers les fentes desserr�es de la porte d�entr�e, chacun comme il le pouvait, une partie f�t-elle infime des images projet�es : celles qu�on pouvait apercevoir dans le segment se trouvant � l�extr�mit� de l��cran ; ce qui les rendait difformes et inintelligibles.
Lorsqu�ils n�en pouvaient plus, ces infortun�s plus clairvoyants que d�autres, s�employaient � trouver un autre moyen pour assouvir leur passion. Tour � tour, ils collaient l�oreille contre la porte pour entendre le tapage d�une brigade de cavalerie ou le sifflement des balles tir�e par une soldatesque effr�n�e dans une bataille, f�rocement engag�e au milieu d�une plaine, ou le bruit d�une avalanche de tirs d��lite ciblant un �vad� terr� dans un foss� ou au flanc de coteaux pierreux, par suite d�une attaque surprise au cours d�une embuscade habilement dress�e, pour y faire tomber l�adversaire.
Tout le monde n�allait pas au cin�ma le dimanche apr�s-midi. Il y avait ceux qui �taient forc�s de m�nager leurs maigres deniers, lorsqu�ils en avaient. Ceux-l�, s��parpillaient en groupes, � deux ou trois, dans les champs de la palmeraie de � Targa �, au voisinage du coll�ge.
Les plantations d�arbres fruitiers, les vergers environnants, les champs de luzerne, tout cela leur semblait familier. Ils avaient l�habitude de s�y rendre depuis la rentr�e des classes. Ils y allaient pour le charme des lieux, et aussi pour cueillir les dattes dont la maturation �tait achev�e, et donc devenues comestibles. Les chaleurs brulantes de l��t� avaient favoris� l�ao�tement de ces fruits, � la veille de la rentr�e d�octobre. Ce qui n��tait pas sans plaire aux �l�ves qui s�empressaient d�envahir les champs. A chacune de leurs �chapp�es, ils se consacraient d�abord � leurs r�visions ; puis parcouraient la palmeraie � la recherche de dattiers d�o� pendaient d��normes grappes de fruits dor�s.
A l�issue de la saison des dattes, les palmiers �taient d�pouill�s de leurs r�gimes. D�s qu�ils quittaient le coll�ge, les internes, en � grande sortie �, s�amusaient � visiter ces arbres au tronc �caill� (et que la plupart savaient grimper depuis leur jeune �ge), dans l�espoir de glaner les fruits s��tant ab�m�s entre les palmes. De menues dattes s�av�raient au premier coup d��il hors de port�e. Nich�es entre les branches et le tronc feutr� du palmier, et souvent entrem�l�es avec les fibres v�g�tales protectrices de l�arbre, de couleur marron, leur saisie devenait d�licate, voire hypoth�tique.
Rompus � cet exercice parce que de souche paysanne, nos coll�giens en habiles jongleurs, parvenaient tant bien que mal � se saisir des fruits ayant gliss� au c�ur du palmier. Ils introduisaient subtilement leurs mains entre les palmes h�riss�es de dards aux pointes aigues. Comme elles sont tr�s solides, ces �pingles provoquaient souvent des �gratignures � la main, parfois des �corchures douloureuses, voire des l�sions au coude, lorsque d�un mouvement brusque on retirait les dattes sans avoir pr�t� attention aux palmes courb�es d�au-dessus.
M�me en dehors de la saison des dattes, les �l�ves allaient se promener plusieurs lieues � la ronde. A l�approche de leurs compositions, ils allaient en petits groupes dans la palmeraie. Ils choisissaient surtout les endroits calmes d�alentour o� poussait une v�g�tation exub�rante, � l�abri des regards, et en qu�te de solitude : l� o� ils pouvaient se concentrer pour apprendre leurs le�ons. A force de se concentrer, ils se recueillaient dans un silence quasi religieux pour faire leurs r�visions. De temps � autres, ils engageaient de vives discussions autour d�une �quation alg�brique � r�soudre, ou d�une d�monstration math�matique faisant appel � un th�or�me dont la mise en application leur donnait du fil � retordre.
Devenus ma�tres des connaissances qu�ils avaient amass�es, comme les diligentes abeilles, qui de plante en plante, butinaient le nectar des fleurs, ceux qui avaient fini leurs r�visions les premiers, se signalaient par leur prouesse intellectuelle. Ils n�h�sitaient pas � informer leurs camarades qu�ils avaient pu r�soudre leurs �quations bin�mes, � une ou deux inconnues, solutionn� les probl�mes de g�om�trie, et fini d�apprendre leurs le�ons d�histoire ou de g�ographie.
Apr�s avoir termin� leurs r�visions, et tout heureux d�avoir s�journ� en palmeraie un bon moment, ils ramassaient leurs affaires ; puis se consacraient comme � l�accoutum�e � d�interminables discussions sur des choses �ternellement les m�mes, en rapport avec leurs �tudes, ne songeant m�me pas � regagner l�internat. Parfois le retour �tait tardif ; mais on ne d�passait gu�re l�heure du cr�puscule pour gagner le coll�ge.
Les voici arriv�s � l�internat! C�est la ru�e vers le dortoir pour d�poser leurs affaires. Tout se passe dans un vacarme amplifi� par l��cho de leurs savates ; puis ils vont au pas de course. Les voici enfin dans le grand r�fectoire ; ils ont tr�s h�te de d�ner.
Les internes les plus d�munis n�avaient pas la chance d�aller au cin�ma, ni m�me le loisir d�aller dans les champs. Sans �tre contraints � assurer le gardiennage des b�timents du coll�ge, ils se privaient du charme des jours de sortie, et se contentaient de vivre dans la solitude comme s�ils �taient en retenue, mais sans pour autant �tre malheureux. Ils s�obstinaient � faire la lessive. Et profitant de ce besoin d�intimit� qui leur donnait de l�assurance, ils disparaissaient dans la cave du b�timent pour lessiver le linge qu�ils avaient amass� depuis une semaine.
Comme ils avaient honte des guenilles qu�ils portaient, pantalons rapi�c�s ou chemises effiloch�es, ils n�osaient pas remettre leurs effets au service du nettoyage, consid�rant qu�ils ne faisaient pas figure de choses montrables.
Aussi, ces �mes pudiques trouvaient inutile de ne pas assister � la distribution, � la cri�e, du linge revenu de la buanderie. Le ma�tre d�internat se d�pensait en effet � prononcer � haute voix le num�ro d�internat de chaque interne concern�, qui figurait au col de la chemise ou cousu � la ceinture du pantalon. La distribution du linge se faisant devant tout le monde, rien n��chappait au regard moqueur des curieux.
Pour �viter de tomber sous l�emprise de ce regard malveillant, ces internes si braves, pr�f�raient ne rien exposer publiquement de leur linge qu�ils dissimulaient au fond de leur placard en attendant l�occasion de le laver. La lessive se faisait dans la buanderie, au rez-de-chauss�e, o� ces �l�ves pas comme les autres choisissaient de se faire consigner de plein gr�. Ils s�employaient � laver eux-m�mes leur linge qu�ils suspendaient aux fen�tres en vue de s�cher.
Cette corv�e achev�e, et pour ne pas se vautrer dans une oisivet� forc�e, ils s�asseyaient autour de petites tables m�talliques, d�un vert olive, ramen�es on ne sait d�o�, pour se consacrer - comme les grecs astronomes - � la r�solution de probl�mes ardus de trigonom�trie.
Motiv�s de fa�on incroyable, insatiables dans leur ambition, ces �l�ves parvenus � une maturit� pr�coce, apprirent t�t � songer � leur futur ; et � pr�parer s�rieusement leur avenir.
par my larbi RAJI .